À Saclay, la guerre de deux mondes
«Après avoir vu un champ de grues, on voit maintenant un champs de béton. »Toute la tristesse du monde habite cette remarque. Françoise Balthazard est arrivée, encore enfant, à la fin des années 1960 à Gif-sur-Yvette (Essonne), dans la vallée qui s’étend en contrebas du plateau de Saclay. « Il n’y avait que des fermes. On allait chercher du lait à côté de la maison du duc et de la duchesse de Windsor. » Quarante-cinq ans plus tard, elle exerce le mandat d’adjointe au maire à Saint-Aubin. Le village de 700 habitant·e·s doit donner son nom à une gare du Grand Paris, sur la future ligne 18.
Autour de la commune, le paysage ressemble à une ligne de front. Des rangées d’immeubles semblent pousser les parcelles de maïs cultivées par des chercheuses et chercheurs en biologie végétale. Une maison en meulière s’accroche derrière son muret ; à l’arrière-plan, des blocs de logements la dominent de quatre étages. Le « campus urbain » de Saclay réunit aujourd’hui de grandes écoles d’ingénieurs (Polytechnique, CentraleSupélec, Ensta, Ensae, Institut d’optique), l’ancienne École normale supérieure (ENS) de Cachan, des universités (Paris-Saclay, AgroParisTech) et des services de recherche et développement (R&D) de multinationales (EDF, Thales, Safran). L’un des derniers arrivés est le groupe pharmaceutique Servier – fabricant du Mediator. À terme, l’établissement public qui aménage ce « cluster scientifique » espère concentrer 20 % de toute la recherche française.
Au milieu de ces bâtiments construits dans une gamme chromatique noire et grise, une prairie vit ses dernières heures. Un hôpital y est attendu, à deux pas d’un lycée international en chantier. « Ici, c’est un cyclone qui s’est abattu sur nous, poursuit Françoise Balthazard. Beaucoup de gens ne se sont pas aperçus de ce qui allait nous arriver et maintenant, c’est trop tard. »
Vendredi 30 juillet s’est achevée une enquête publique portant sur un tronçon du métro devant relier l’aéroport d’Orly (Val-de-Marne) à Versailles (Yvelines) d’ici à 2030 ; la 51e ou la 52e consultation du public depuis le début de l’aménagement du plateau de Saclay, ironise l’auteur d’une contribution au débat public. Pour les associations écologistes, le saucissonnage des projets d’aménagement est une façon d’en minimiser les impacts.
Les dix gares de la ligne 18 vont coûter 4,4 milliards d’euros. C’est l’un des chantiers les plus emblématiques du Grand Paris car il poursuit l’extension du « cluster » de Saclay lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Présidente de la région Île-de-France et ancienne ministre des universités, Valérie Pécresse dit « vouloir faire de l’Île-de-France la Silicon Valley à la française ».
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Des avancées au bénéfice de qui ? Fin juillet, sur le campus, dans un recoin caché par des blocs de béton vit une vingtaine de familles roms depuis un an. Environ quatre-vingts personnes ont construit des baraques avec des panneaux de contreplaqué et des bâches trouvées çà et là. Elles ont choisi cette dalle « car c’était libre. On l’a trouvée sans le vouloir, et on s’est installés. On a pensé qu’ici on ne dérangerait personne », explique Marin Cosmin, un des habitants. Mais les travaux de la future gare CEA-Saint-Aubin avancent et les familles vont être évacuées. La police passe tous les jours, disent-ils.
Des discussions sont en cours avec l’aménageur du plateau, l’EPA, propriétaire du terrain, et la ville d’Orsay pour leur trouver un autre terrain. « On voudrait rester tous ensemble. C’est toujours la même histoire : on a fait des demandes de logements, mais on est toujours sur les listes. » Les enfants sont inscrits dans les écoles alentour. Dans le bidonville, il n’y a pas d’arrivée d’eau et pour avoir de l’électricité, il faut faire tourner un groupe électrogène. Des bonbonnes de gaz servent à chauffer l’eau pour se laver. Ceux qui parlent français trouvent moins difficilement du travail que les autres : chauffeur-livreur, postier, ouvrier dans le bâtiment. Marin présente sa mère : elle a travaillé dans une ferme. Elle soupire et montre ses genoux. Trop douloureux. Elle ne peut plus faire de travaux agricoles. « Ici, il n’y a aucune réclamation contre nous. On ne vole pas. On a essayé de tout respecter. Dans le bus, on achète des tickets. On aimerait changer le regard des Français sur nous. On voudrait avoir une vie normale, comme tout le monde. Mais on ne nous laisse pas tranquilles. »
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